Lecture : La Parfaite Lumière (Eiji Yoshikawa)

Yoshikawa Eiji, La Parfaite Lumière
J’ai lu 5392p. 42, le regard, avant le sabre, endommage l’homme dans le combat

Les yeux rivés l’un à l’autre, sans faire le moindre mouvement, les deux hommes semblaient ne pas entendre. Le bâton de Gonnosuke attendait sous son bras l’occasion de frapper. Il paraissait avoir inhalé tout l’air du plateau et attendait le moment de l’exhaler d’un seul grand coup cinglant. Musashi avait la main collée sous la poignée de son sabre et ses yeux paraissaient percer le corps de Gonnosuke. En eux, la bataille avait déjà commencé car l’œil peut endommager un homme plus gravement qu’un sabre ou qu’un bâton. Une fois que l’œil a opéré la première percée, le sabre ou la bâton pénètre sans effort.

p. 58, il cherchait une Voie du sabre qui embrassât toute chose

La Voie du samouraï… Il se concentra sur ce concept, tel qu’il s’appliquait à lui-même et à son sabre.
Soudain, il vit la vérité : les techniques de l’homme d’épée n’étaient pas son but ; il cherchait une Voie du sabre qui embrassât toute chose. Le sabre devait être beaucoup plus qu’une simple arme ; il devait être une réponse aux questions existentielles. La Voie d’Uesugi Kenshin et de Date Masamuno était trop étroitement militaire, trop étriquée. À lui d’y ajouter un aspect humain, de lui donner une plus grande profondeur, une plus grande élévation.
Pour la première fois, il se demandant s’il était possible à un être humain insignifiant de ne faire qu’un avec l’univers.

p. 146, Kojirō au sourire mauvais

Ils se dirigèrent sans bruit vers la maison du prêtre. Ils n’avaient pas fait dix pas que l’homme qui marchait en tête recula, le souffle coupé. Aussitôt, les autres furent comme pétrifiés, les yeux rivés sur le péristyle du sanctuaire vétuste. Là, devant l’ombre portée d’un prunier chargé de fruits verts, se tenait Kojirō, un pied appuyé sur la balustrade ; il arborait un sourire mauvais. Tous les élèves pâlirent, certains haletaient.

p. 165, La Voie du sabre […] devait être une source de force

Musashi estimait son but en parfait accord avec ses idéaux d’homme d’épée.
Il en était venu à considérer la Voie du sabre sous un nouvel angle. Un an ou deux auparavant, il voulait seulement vaincre tous ses rivaux ; or maintenant, l’idée que le sabre existait pour lui donner pouvoir sur autrui ne le satisfaisait plus. Abattre les gens, triompher d’eux, montrer jusqu’où sa propre force pouvait aller, tout cela lui semblait de plus en plus vain. Il voulait se vaincre lui-même, soumettre la vie elle-même, faire vivre les gens plutôt que les faire mourir. La Voie du sabre ne devait pas servir uniquement à son propre perfectionnement. Elle devait être une source de force pour gouverner les gens, les conduire à la paix et au bonheur.

p. 207, mauvais côté & bon côté

— Quand les gens vivent en harmonie les uns avec les autres, la terre est un paradis, poursuivit gravement Musashi. Mais tout homme a son mauvais côté aussi bien que son bon côté. Il y a des moments où seul le mauvais ressort. Alors, le monde n’est pas un paradis mais un enfer. Comprends-tu ce que je te dis?
— Oui, je crois, répondit Iori, maintenant radouci.

p. 201, soba

Des nouilles de blé noir — soba —, voilà ce qu’il voulait ! À la campagne, si l’on voulait du soba, on semait du blé noir au début du printemps, on le regardait fleurir en été, on faisait sécher le grain à l’automne, on le transformait en farine pendant l’hiver. Seulement alors, on pouvait préparer le soba. Ici, cela ne demandait pas d’autre effort que de claquer dans ses mains pour se le faire servir.
— Iori, si nous commandions du soba ?

p. 224, gâchis des sabres mis en lieu sûr

Kōsuke reprit haleine et continua :
— … Le problème semble être que plus le sabre est vieux et célèbre, plus son propriétaire a tendance à le mettre en lieu sûr. Mais alors, nul ne peut l’atteindre pour s’en occuper et la lame rouille de plus en plus… Ces propriétaires sont comme des parents qui protègent si jalousement leurs enfants que ces derniers deviennent idiots en grandissant. Dans le cas des enfants, il en naît sans arrêt : peu importe si quelques-uns sont stupides. Mais les sabres…

p. 263, Kojirō, incarnation du grand Hachiman

Osugi était transportée de gratitude :
— Merci, Kojirō. Vous êtes si bon pour moi ! Vous devez être une incarnation du grand Hachiman.
Elle joignit les mains et s’inclina comme devant le dieu de la guerre en personne. En son âme et conscience, Kojirō avait la ferme conviction de faire ce qu’il fallait. Il est même douteux que des mortels ordinaires puissent imaginer toute l’ampleur de son contentement de soi au moment où il monta jusqu’à la porte de Kōsuke.

p. 263, l’inimitié de Musashi et Kojirō

Au début, quand Musashi et Kojirō étaient tout jeunes, pleins d’énergie et brûlant de prouver leur supériorité, il n’existait pas entre eux de cause profonde d’inimitié. Il y avait eu de la rivalité, certes, normale entre deux combattants forts et presque égaux. Ce qui par la suite avait ulcéré Kojirō, ç’avait été de voir Musashi devenir peu à peu un homme d’épée célèbre. Musashi, quant à lui, respectait l’extraordinaire habilité de Kojirō sinon son caractère, et le traitait toujours avec une certaine circonspection. Mais, avec les années, ils se brouillèrent pour diverses raisons : la Maison de Yoshioka, le sort d’Akemi, l’affaire de la douairière Hon’iden. Désormais, la réconciliation n’était plus possible.

p. 268, Kojirō blesse mortellement Shinzō

Tout en le regardant s’approcher — douze, onze, dix pieds —, Kojirō desserra tranquillement la partie supérieure de son kimono et posa la main droite sur son sabre.
— … Allons ! cria-t-il.
Ce défi provoqua chez Shinzō un instant d’hesitation involontaire. Le corps de Kojirō fléchit en avant ; son bras se détendit comme un arc ; il y eut un bruit métallique. L’instant d’après, son sabre réintégrait son fourreau d’un coup sec. Il n’y avait eu qu’un mince éclair.
Shinzō restait debout, jambes écartées. Pas trace de sang encore ; pourtant, il était clair qu’il avait été blessé. Bien que son sabre fût toujours tendu à hauteur d’œil, il avait eu le réflexe de porter la main gauche à son cou.
— Oh !
Il entendit devant lui et derrière lui un bruit de course et des halètements ; ils émanaient de Kojirō et d’un homme qui arrivait derrière lui. Le bruit de pas et la voix renvoyèrent Kojirō dans les ténèbres.
— Qu’est-il arrivé ? criait Kōsuke, les bras tendus pour soutenir Shinzō. Oh ! voilà qui m’a l’air d’une sale histoire ! Au secours ! Au secours, quelqu’un !
Il avait reçu tout le poids du corps du jeune homme. Un morceau de chair, pas plus gros qu’une coque de palourde, tomba du cou de Shinzō. Le sang jaillit et inonda d’abord le bras de Shinzō puis les pans de son kimono jusqu’à terre.

p. 391, La révélation des deux sabres

La révélation le frappa comme la foudre. Musashi regardait les mains de l’’un des joueurs de tambour en train de manier deux courtes baguettes. Le souffle coupé, il cria presque :
— C’est ça ! Deux sabres !
[…]
— Deux sabres, répéta-t-il. C’est le même principe. Deux baguettes de tambour, mais un seul son.

p. 496, l’amour d’Hyōgo pour Otsū

Hyōgo l’accompagna sur le chemin puis s’arrêta soudain. Il ne pouvait le nier : il lui arrivait d’envier Musashi, comme il eût envié n’importe quel homme qu’eût aimé Otsū. que le coeur de la jeune fille appartînt à un autre ne diminuait pas son affection pour elle.
[…]
Il était perdu dans sa rêverie lorsque Otsū se retourna et s’inclina pour remercier ses bienfaiteurs. Lorsqu’elle se remit en route, elle frôla les fleurs de prunier. Hyōgo regarda tomber les pétales ; il pouvait presque sentir leur parfum.

p. 540, courtoisie d’adversaires hors combat

Au portail, après avoir remercié Yukimura de son hospitalité, Sado lui déclara :
— Je suis certain que nous nous rencontrerons de nouveau un de ces jours. Peut-être sera-ce encore un jour de pluie, ou peut-être soufflera-t-il un vent plus violent. D’ici là, je vous souhaite la meilleur santé.
Yukimura fit un large sourire et approuva de la tête. Oui, un de ces jours… Un instant, chacun vit l’autre, en pensée, à cheval et armé d’une lance. Mais, pour le moment, il n’y avait que l’hôte incliné parmi les pétales d’abricotier qui tombaient, et l’invité qui partait en cape de paille rayée de pluie.

p. 563, vagues de souffrance et de plaisir

— Si tu peux supporter les rigueurs, tu connais un plaisir plus grand que la souffrance, dit Musashi avec solennité. Jour et nuit, heure après heure, nous sommes ballotés tour à tour par des vagues de souffrance et de plaisir. Si l’on cherche à n’éprouver que du plaisir, on cesse d’être vraiment vivant. Alors, le plaisir s’évanouit aussi.

p. 615, Musashi dans un monde qui a décidé de son futur combat contre Kojirō

Être le champion d’un grand nombre de disciples et d’admirateurs : même dans ses rêves les plus fous, Musashi n’avait pu l’imaginer. L’importance de la foule le gênait. En outre, elle lui interdisait de parler comme il l’aurait souhaité avec certaines personnes.
Ce qui le frappait le plus dans ces adieux, c’était leur absurdité. Il n’avait aucun désir d’être l’idole de quiconque. Pourtant, tous ces gens se trouvaient là pour exprimer leur bienveillance. Il n’existait aucun moyen de les en empêcher.
Il avait le sentiment que certains d’entre eux le comprenaient. En même temps, il était presque effrayé qu’une telle adulation lui montât à la tête. Après tout, il n’était qu’un homme.
Autre chose le troublait : ce long prélude. Si l’on pouvait dire que Kojirō et lui voyaient enfin où leurs relations les menaient, on pouvait dire aussi que le monde les avait dressés l’un contre l’autre et avait décrété une fois pour toutes qu’ils devraient décider lequel des deux était le meilleur.
Un bruit courût tout d’abord : Il paraît qu’ils vont en découdre.
Puis un autre : Oui, ils s’affronteront, c’est sûr.
Et enfin : Quand doit avoir lieu le combat ?
Le bruit du jour et de l’heure mêmes avait circulé avant que les principaux intéressés n’en eussent officiellement décidé.

p. 618, Kōetsu décrit à Gonnosuke en quoi Musashi est extraordinaire

— Je ne qualifierais pas Musashi d’homme ordinaire.
— Pourtant, il l’est. Voilà bien ce qu’il y a d’extraordinaire en lui. Il ne se contente pas de compter sur les dons naturels qu’il peut avoir. Se sachant ordinaire, il essaie toujours de s’améliorer. Nul ne se fait la moindre idée de l’effort surhumain qu’il a dû fournir. Maintenant que ses années d’entraînement ont donné des résultats aussi spectaculaires, tout le monde parle de ses “talents innés”. Ainsi se consolent les gens qui manquent de courage.

p. 649, Le primitif besoin de vaincre de Kojirō

Je dois gagner. Je le dois, je le dois, se disait-il en silence.
L’idée de la victoire était pour lui un fardeau psychologique. Il s’en rendait compte, mais n’y pouvait rien.
Gagner, gagner, gagner…
Comme une vague poussée par le vent, ce mot ne cessait de se répéter quelque part dans son esprit. Même Kojirō ne pouvait comprendre pourquoi le primitif besoin de vaincre lui battait le cerveau avec une telle persistance.

p. 675, Musashi se prépare à peindre

Il considérait le papier blanc comme le grand univers de la non-existence. Un simple coup de pinceau y ferait naître l’existence. Il pouvait évoquer la pluie ou le vent à volonté mais, quoi qu’il dessinât, son cœur subsisterait à jamais dans le tableau. Si son cœur était corrompu, le tableau le serait aussi. S’il essayait de faire étalage de son adresse, impossible de le cacher. Le cors humain s’efface, mais l’encre survit. L’image de son cœur survivrait après que lui-même aurait disparu.
Il sentit que ses pensées le retenaient. Il était sur le point d’entrer dans le monde de la non-existence, de laisser son cœur parler seul, indépendamment de son ego, libéré de la touche personnelle de sa main. Il essayait d’être vide, attendant l’état sublime où son cœur s’exprimerait à l’unisson de l’univers.

p. 683, Jōtarō a manqué sa chance de parler à Musashi

Osugi s’agenouilla et s’inclina. Puis ce fut le tour de Gonnosuke et de Jōtarō. Après avoir fait tout le chemin depuis Himeji, Jōtarō avait manqué sa chance de parler à Musashi, malgré son désir intense de lui dire un mot d’adieu. Sa déception fut adoucie à l’idée qu’Otsū avait bénéficié de ces quelques instants.

p. 686, L’eau a la vie éternelle

Par-dessus bord, il regardait tourbillonner l’eau bleue. Elle était profonde à cet endroit, infiniment profond, et animée de ce qui semblait être la vie éternelle. Mais l’eau n’a pas de forme fixe et déterminée. N’est-ce pas parce que l’homme a une forme fixe et déterminée qu’il ne peut posséder la vie éternelle ? La vraie vie ne commence-t-elle pas seulement lorsque la forme tangible a été perdue ?

p. 691, Le combat entre Musashi et Kojirō débute

L’extrémité de son fourreau se dressa haut derrière lui tandis qu’il tirait la grande “Perche à sécher”. De la main gauche, il se débarrassa du fourreau qu’il jeta à l’eau. Musashi attendit juste le temps qu’une vague battît le récif et se retirât pour déclarer soudain d’une voix douce :
— Tu as perdu, Kojirō.
— Quoi ? fit Ganryū, ébranlé au plus profond de lui-même.
— Le combat est terminé. Je te dis que tu es vaincu.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
— Si tu devais gagner, tu ne jetterais pas ton fourreau. C’est ton avenir et ta vie que tu as rejetés.

p. 693, la clameur de Ganryū et de Musashi

Des âges parurent s’écouler ; en réalité, l’intervalle fut bref : le temps nécessaire aux vagues pour s’approcher et se retirer une demi-douzaine de fois.
Alors, une grande clameur — plus que de la gorge, elle venait des profondeurs des êtres — fracassa le temps. Elle émanait de Ganryū et fut suivie aussitôt par la clameur de Musashi.
Ces deux cris, pareils à des vagues furieuses qui fouettent un rivage rocheux, lancèrent leurs esprits vers le ciel. L’épée de l’assaillant, si haut brandie qu’elle semblait défier le soleil, stria l’air pareille à un arc-en-ciel.

p. 684, Musashi vainquit Kojirō

Musashi fit ce à quoi nul ne s’attendait. Au lieu de s’avancer lentement, prudemment, il marcha hardiment sur Ganryū, son sabre pointé devant lui, prêt à crever les yeux de l’ennemi. La rudesse de cette approche immobilisa Ganryū. Le sabre de bois se dressa dans l’air. D’un puissant coup de pied, Musashi sauta haut et, pliant les jambes réduisit ses un mètre quatre-vingts à un mètre vingt tout au plus.
“Ya-a-ah !” L’épée de Ganryū déchira l’espace au-dessus de lui. Le coup manqua son but, mais l’extrémité de la “Perche à Sécher” trancha le serre-tête de Musashi, qui vola dans les airs.
Ganryū prit à tort le serre-tête pour la tête même de son adversaire, et un sourire fugitif erra sur son visage. L’instant d’après, son crâne éclatait comme un caillou sous le coup de sabre de Musashi.
Tandis que Ganryū gisait à l’endroit où le sable rencontrait l’herbe, son visage ne trahissait aucune conscience de la défaite. Le sang lui jaillissait de la bouche mais ses lèvres formaient un sourire de triomphe.

Leave a Reply