En 1964, le droit de mépris coûtait 2 francs

Aujourd’hui j’ai regardé quelques fois cette vidéo que l’INA (Institut National de l’Audiovisuel) a mise en ligne le 20 mars dernier : Le livre de poche et le mépris. C’est un court extrait (42 secondes) de l’émission de l’ORTF (Office national de radiodiffusion télévision française) L’avenir est à vous, datée du 21 septembre 1964.

Il y a quarante-neuf ans bientôt donc, un étudiant en médecine, appelons-le le lecteur aristocrate, qui bien qu’il ne sait pas s’il y appartient, affirme être persuadé qu’il faut une aristocratie de lecteurs. Interrogé sur le livre de poche, il déclare en penser beaucoup de mal. Je cite :

“Parce que ça a fait lire un tas de gens qui n’avaient pas besoin de lire, finalement, qui n’avaient jamais ressenti le besoin de lire. On les a amené là, avant ils lisaient Nous Deux ou La vie en fleurs, et d’un seul coup ils se sont retrouvés avec Sartre dans les mains. Ce qui leur a donné une espèce de prétention intellectuelle qu’ils n’avaient pas. C’est à dire qu’avant les gens étaient humbles, finalement, devant la littérature, alors que maintenant ils se permettent de la prendre de haut. Les gens ont acquis le droit de mépris maintenant. Ce qu’ils n’avaient pas avant.”

Ce que ça m’inspire  ?

Petit un, je chantonne Ah ! ça ira, ça ira, ça ira ! Les aristocrates à la lanterne !
Petit deux, je me demande si tous les gens parlaient comme ça à l’époque.
Petit trois, sait-on jamais, comme mon père était également étudiant en médecine à peu près à cette époque, je sais de quoi je vais lui parler à la prochaine occasion pour qu’on rigole un coup.
Et petit quatre, je tracerais bien volontiers un parallèle entre l’aristocratie de lecteurs telle que décrite par l’étudiant il y a 49 ans et l’aristocratie d’internautes.

Au risque de sembler élitiste ou de ne pas voir un défaut que j’ai moi-même –moi qui gribouille sur l’internet de temps à autre– quand je vois ce qui se tweet, ce qui se facebook, ce qui s’instagram, etc., j’ai du mal à séparer le bon grain de l’ivraie, et j’aspire à une modération sévère chez ceux qui inondent le Web de tout ce qui leur passe par la tête.

Effing this, effing that

My friend Alexandre pointed me to an article by Uncle Bob, There are ladies present, in which I had a language-related epiphany:

[…] there was an f-bomb in every sentence. It was effing this and effing that and what the ef here and there and everywhere. […]

Until that time, it had never occurred to me that the adjective ‘effing’ took its origin from the f-word, ‘fucking’. But now that I do, it makes sense completely.

I may even use it, now that I understand –and own it, in a way. That will add an extra middle-strength layer to how I convey a feeling or state of mind, still keeping the f-word as last resort.

By the way, Uncle Bob’s article is one that I recommend; he shares how women in tech have thus far lived in perpetual inconsequence, mostly having no status, no respect, and no voice in their world.

La pivoine tranchée par le sabre d’un maître

Otsū porta aux représentants de l’école Yoshioka la lettre de Sekishūsai qui s’excusait de ne pouvoir les recevoir. Il offrait également une fleur, qu’Otsū tendit en même temps que la lettre. Denshishirō s’offusqua, et dégoûté, rendit la fleur à Otsū qui en fit cadeau à la servante de l’auberge où séjournait également Musashi. Lorsque celle-ci plaça la fleur dans la chambre de Musashi, il remarqua la tige.

L’œil de Musashi se posa par hasard sur l’extrémité coupée de la tige de la pivoine. Il inclina la tête, surpris, mais sans comprendre ce qui avait attiré son attention.
[…]

– Sais-tu qui a coupé cette fleur ?
– Non. On me l’a donnée.
– Qui ça ?
– Une personne du château.
– L’un des samouraïs ?
– Non, c’était une jeune femme.
– Hum… Alors, tu crois que la fleur vient du château ?
– Oui, elle me l’a dit.

[…]

Les vingt centimètres du morceau de tige fascinaient Musashi beaucoup plus que la fleur de l’alcôve. Il était sûr que la première entaille n’avait été faite ni avec des ciseaux ni avec un couteau. Les tiges de pivoine étant souples et tendres, elle ne pouvait avoir été faite qu’avec un sabre, et seul un coup résolu pouvait avoir tranché aussi net. Quiconque avait fait cela n’était pas un être ordinaire. Lui-même avait eu beau tenter de reproduire l’entaille avec son propre sabre, en comparant les deux extrémités il se rendait compte aussitôt que la sienne était inférieure, et de loin.

[…]

Otsū rendit compte de sa mission à Sekishūsai.

– Le fils Yoshioka a-t-il pris en main la pivoine pour la regarder ? demanda-t-il.
– Oui. Quand il a lu la lettre.
– Et alors ?
– Il s’est contenté de me la rendre.
– Il n’a pas regardé la tige ?
– Pas que je sache.
– Il ne l’a pas examinée ? Il n’en a rien dit ?
– Non.
– J’ai bien fait de refuser de le rencontrer. Il ne le mérite pas. La maison de Yoshioka aurait mieux fait de finir avec Kempō

[…]

Musashi fit porter par Jotarō une lettre aux gens de Yagyū, ainsi que la tige.

« Curieuse lettre », se disait Kizaemon. Il considéra de nouveau la tige de pivoine, examinant avec attention les deux extrémités, mais sans pouvoir discerner si une extrémité différait de l’autre.

[…]

– Si ce que dit la lettre est vrai, déclara Kizaemon, et s’il a vraiment pu discerner que cette tige avait été coupée par un expert, alors il doit savoir quelque chose que nous ne savons pas. Le vieux maître l’a coupée lui-même, et apparemment cela saute aux yeux de quelqu’un dont les yeux voient véritablement.

Kizaemon demanda l’avis de trois autres au dōjō; aucun ne sut distinguer une extrémité de l’autre. C’était décidé, ils souhaitaient rencontrer ce « Shimmen Musashi », signataire de la lettre à l’écriture ayant du caractère, qui pourrait tout à fait être le Miyamoto Musashi qui avait aidé les prêtres du Hōzōin à tuer toute cette racaille, dans la plaine de Hannya.

Musashi, en quête de son humanité

Après la bataille de la plaine de Hannya, Musashi et son apprenti, l’enfant Jōtarō, arrivent dans la vallée de Yagyū.

Le décor lui-même combattait la laideur. Les montagnes de la chaîne Kasagi n’étaient pas d’une beauté moins saisissante à la tombée du jour qu’au lever du soleil ; l’eau était pure et claire — idéale, disait-on, pour faire le thé. Les fleurs de prunier de Tsukigase étaient proches, et les rossignols chantaient de la saison de la fonte des neiges à celle des orages ; leurs sonorités de cristal étaient aussi limpides que les eaux montagnardes.

[…]

– C’est stupéfiant, disait Musashi dont les yeux erraient sur les récoltes champêtres et les paysans qui s’adonnaient à leurs travaux. Stupéfiant, répéta-t-il plusieurs fois.

[… Après quelques explications de Musashi, Jōtarō reprend.]

– En tout cas, vous n’êtes pas venu ici pour admirer le paysage. N’allez-vous pas combattre les samouraïs de la maison de Yagyū ?

– Dans l’art de la guerre, combattre n’est pas tout. Les hommes qui le croient, qui se contentent de nourriture à manger et d’un endroit pour dormir, ne sont que des vagabonds. Un étudiant sérieux se soucie beaucoup plus de former son âme et de discipliner son esprit que d’acquérir des talents martiaux. Il doit apprendre toutes sortes de choses : la géographie, l’irrigation, les sentiments de la population, ses us et coutume, ses rapports avec le seigneur du pays. Il veut savoir ce qui se passe à l’intérieur du château, et non point seulement ce qui se passe à l’extérieur. Il veut, essentiellement, aller partout où il pleut, et apprendre tout ce qu’il peut.

Je lis La pierre et le sabre, d’Eiji Yoshikawa, un récit initiatique de la vie d’un personnage historique réel, dans le Japon du XVIIe siècle. Celui de Musashi, l’inventeur de la voie des deux sabres. Je me régale. Je l’avais lu adolescente, et je le redécouvre, je le savoure.

L’extrait plus haut illustre tellement bien Miyamoto Musashi, le samouraï en quête de raffinement, de perfection, et de son humanité. Au gré de ses voyages, il observe, se réjouit, il découvre, il tire des enseignements. Et lorsqu’il se bat, c’est à l’instinct, avec une violence implacable et une précision inouïe.

Sur la plaine de Hannya dix jours auparavant, Musashi avait tué une douzaine de rōnins en moins de temps qu’il n’a fallu à un observateur du combat de respirer vingt fois. J’ai compté, ça me prend une minute et vingt-deux secondes pour respirer vingt fois. Balaise.

Et là, au pied du mont Kasagi, il est fasciné que les arbres des forêts sont nombreux et vieux, que les champs sont verts et que les paysans ne regardent pas d’un œil envieux les voyageurs richement vêtus.