Lecture : Madame Bovary (Gustave Flaubert)

dessin à l'encre d'une femme lisant en habits du 19è siècle
★★★✩✩ J’ai relu Madame Bovary de Gustave Flaubert, une œuvre classique écrite en feuilleton dans La Revue de Paris, entre 1851 et 1856, que je m’étais cognée au lycée, sans l’apprécier.Or, je trouve que c’est drôlement bien écrit ! L’histoire n’est pas passionnante et traîne un peu en longueur, mais ça se tient.J’ai souligné quelques passages que voici, dans l’ordre chronologique :

La conversation de Charles était plate comme un trottoir de rue, et les idées de tout le monde y défilaient, en costume ordinaire, sans exciter d’émotion, de rire ou de rêverie.

Aujourd’hui, on dirait « pfou, il est chiant, le mari. »


[…] la vieille femme se sentait encore là préférée ; mais, à présent, l’amour de Charles pour Emma lui semblait une désertion de sa tendresse, un envahissement sur ce qui lui appartenait ; et elle observait le bonheur de son fils avec un silence triste, comme quelqu’un de ruiné qui regarde à travers les carreaux des gens attablés dans son ancienne maison.

Dans la version comédie, je verrais bien Marthe Villalonga dans le rôle de Madame Bovary mère.


Aussi, je n’admets pas un bonhomme de bon Dieu qui se promène dans son parterre la canne à la main, loge ses amis dans le ventre des baleines, meurt en poussant un cri et ressuscite au bout de trois jours : choses absurdes en elles-mêmes et complètement opposées, d’ailleurs, à toutes les lois de la physique ; ce qui nous démontre, en passant, que les prêtres ont toujours croupi dans une ignorance turpide, où ils s’efforcent d’engloutir avec eux les populations.

Oh, le mé-cré-ant ! En plus, il confond les évangiles avec Pinocchio (c’est vrai à la fin, qui c’est qui loge dans le ventre des baleines ?)


Sur la lecture :

On ne songe à rien, continuait-il, les heures passent. On se promène immobile dans des pays que l’on croit voir, et votre pensée, s’enlaçant à la fiction, se joue dans les détails ou poursuit le contour des aventures. Elle se mêle aux personnages ; il semble que c’est vous qui palpitez sous leurs costumes.


Chabada-bada :

C’est ainsi, l’un près de l’autre, pendant que Charles [son mari] et le pharmacien devisaient, qu’ils entrèrent [Emma et Léon] dans une de ces vagues conversations où le hasard des phrases vous ramène toujours au centre fixe d’une sympathie commune.


Le soleil traversait d’un rayon les petits globules bleus des ondes qui se succédaient en se crevant ; les vieux saules ébranchés miraient dans l’eau leur écorce grise ; au-delà, tout alentour, la prairie semblait vide.

Comme c’est lyrique. Comme c’est musical.


Un autre joli chabada-bada :

N’avaient-ils rien autre chose à se dire ? Leur yeux pourtant étaient pleins d’une causerie plus sérieuse ; et, tandis qu’ils s’efforçaient à trouver des phrases banales, ils sentaient une même langueur les envahir tous les deux ; c’était comme un murmure de l’âme, profond, continu, qui dominait celui des voix.


Quant à Emma, elle ne s’interrogea point pour savoir si elle l’aimait. L’amour, croyait-elle, devait arriver tout à coup, avec de grands éclats et des fulgurations, – ouragan des cieux qui tombe sur la vie, la bouleverse, arrache les volontés comme des feuilles et emporte à l’abîme le cœur entier.

Il ne manque que le slow de Barry White en fond sonore, quoi.


Emma, qui lui [le pharmacien] donnait le bras, s’appuyait un peu sur son épaule, et elle regardait le disque du soleil irradiant au loin, dans la brume, sa pâleur éblouissante ; mais elle tourna la tête : Charles était là [son mari]. Il avait sa casquette enfoncée sur les sourcils, et ses deux grosses lèvres tremblotaient, ce qui ajoutait à son visage quelque chose de stupide ; son dos même, son dos tranquille était irritant à voir, et elle y trouvait étalée sur la redingote toute la platitude du personnage.

Où comment en 82 pages, le mari, tout en restant plat, est devenu dégoûtant.


Mais plus Emma s’apercevait de son amour, plus elle le refoulait, afin qu’il ne parût plus, et pour le diminuer. Elle aurait voulu que Léon s’en doutât ; et elle imaginait des hasards, des catastrophes qui l’eussent facilité. Ce qui la retenait sans doute, c’était la paresse ou l’épouvante, et la pudeur aussi. Elle songeait qu’elle l’avait repoussé trop loin, qu’il n’était plus temps, que tout était perdu. Puis, l’orgueil, la joie de se dire : « Je suis vertueuse », et de se regarder dans la glace en prenant des poses résignées, la consolait un peu du sacrifice qu’elle croyait faire.

Sainte Emma.


Ce qui l’exaspérait, c’est que Charles n’avait pas l’air de se douter de son supplice. La conviction où il était de la rendre heureuse lui semblait une insulte imbécile et sa sécurité là-dessus, de l’ingratitude. Pour qui donc était-elle sage ? N’était-il pas, lui, l’obstacle à toute félicité, la cause de toute misère, et comme l’ardillon pointu de cette courroie complexe qui la bouclait de tous côtés ?
Donc, elle reporta sur lui seul la haine nombreuse qui résultait de ses ennuis, et chaque effort pour l’amoindrir ne servait qu’à l’augmenter ; car cette peine inutile s’ajoutait aux autres motifs de désespoir et contribuait encore plus à l’écartement. […] Elle aurait voulu que Charles la battît, pour pouvoir plus justement le détester, s’en venger.


Parce que des lèvres libertines ou vénales lui avaient murmuré des phrases pareilles, il ne croyait que faiblement à la candeur de celles-là ; on en devait rabattre, pensait-il, les discours exagérés cachant les affections médiocres ; comme si la plénitude de l’âme ne débordait pas quelquefois par les métaphores les plus vides, puisque personne, jamais, ne peut donner l’exacte mesure de ses besoins, ni de ses conceptions, ni de ses douleurs, et que la parole humaine est comme un chaudron fêlé où nous battons des mélodies à faire danser les ours, quand on voudrait attendrir les étoiles.

Le récit ne dit pas à quoi il carburait, Rodolphe. En tout cas, toute alambiquée qu’elle est, c’est une jolie phrase.


[…] les plaisirs, comme les écoliers dans la cour d’un collège, avaient tellement piétiné sur son cœur, que rien de vert n’y poussait, et ce qui passait par là, plus étourdi que les enfants, n’y laissait pas même, comme eux, son nom gravé sur la muraille.

Où comment joliment et musicalement dire que Rodolphe est un gros blasé.


Ce qu’il y a de plus lamentable, n’est-ce pas, c’est de traîner, comme moi, une existence inutile ? Si nos douleurs pouvaient servir à quelqu’un, on se consolerait dans la pensée du sacrifice !

Sainte Emma, le retour.

À vrai dire, dans le récit, on se situe à la fin du chagrin d’amour infligé par ce couard de Rodolphe (au début duquel elle se confina au lit pendant des mois, et dont elle sortit grâce à la fantaisie de devenir pieuse) et au moment où par hasard elle retombe sur Léon, son deuxième amour, trois ans après, et elle lui raconte ses états d’âme.


Jamais la vie ne lui avait paru si bonne. Elle allait venir tout à l’heure, charmante, agitée, épiant derrière elle les regards qui la suivaient, – et avec sa robe à volants, son lorgnon d’or, ses bottines minces, dans toutes sortes d’élégances dont il n’avait pas goûté, et dans l’ineffable séduction de la vertu qui succombe. L’église, comme un boudoir gigantesque, se disposait autour d’elle ; les voûtes s’inclinaient pour recueillir dans l’ombre la confession de son amour ; les vitraux resplendissaient pour illuminer son visage, et les encensoirs allaient brûler pour qu’elle apparût comme un ange, dans la fumée des parfums.

Et dans la version comédie, j’imagine bien Dominique Lavanant en Emma, qui trébuche en entrant dans l’église.


Il citait du latin, tant il était exaspéré. Il eût cité du chinois et du groenlandais, s’il eût connu ces deux langues ; car il se trouvait dans une de ces crises où l’âme entière montre indistinctement ce qu’elle enferme, comme l’Océan, qui, dans les tempêtes, s’entr’ouvre depuis les fucus de son rivage jusqu’au sable de ses abîmes.

Il en a gros, le pharmacien.


[…] il restait debout, les mains pendantes et les yeux ouverts, comme enlacé dans les fils innombrables d’une rêverie soudaine.

J’aime beaucoup les analogies de Flaubert. Celle-ci est très poétique et imagée.


[…] le bois du cercueil, heurté par les cailloux, fit ce bruit formidable qui nous semble être le retentissement de l’éternité.

À la mort d’Emma, il ne reste plus qu’à parler de Charles puisque c’est le seul qui reste. C’est pour lui que le bruit formidable représente l’éternité.


Cependant la volupté de sa douleur était incomplète, car il n’avait autour de lui personne qui la partageât […]


Accoudé en face de lui [Charles rencontre par hasard Rodolphe, dont il a récemment lu toute la correspondance intime avec Emma], il mâchait son cigare tout en causant, et Charles se perdait en rêveries devant cette figure qu’elle avait aimée. Il lui semblait revoir quelque chose d’elle. C’était un émerveillement. Il aurait voulu être cet homme.
L’autre continuait à parler culture, bestiaux, engrais, bouchant avec des phrases banales tous les interstices où pouvait se glisser une allusion. Charles ne l’écoutait pas ; Rodolphe s’en apercevait, et il suivait sur la mobilité de sa figure le passage des souvenirs. Elle s’empourprait peu à peu, les narines battaient vite, les lèvres frémissaient ; il y eût même un instant où Charles, plein d’une fureur sombre, fixa ses yeux contre Rodolphe qui, dans une sorte d’effroi, s’interrompit. Maid bientôt la même lassitude funèbre réapparût sur son visage.
« Je ne vous en veux pas », dit-il.

J’aime la narration de ce face-à-face du point de vue de l’un puis de l’autre.


Illustration : j’ai dessiné aux feutres fins gris et noir la couverture du roman aux éditions Pocket qui représente un tableau de John Bostock.